Bonnu vous est conté
Des sorcières à Bonnu
Quand donc les sorcières ont-elles élu domicile à Bonnu ?
Au XIXè siècle déjà un habitant du village passait pour avoir des pouvoirs. Dès qu’il entendait s’approcher l’orage, où qu’il fût, il abandonnait fourche, pioche ou binette et se précipitait à la chapelle pour sonner la cloche à toute volée.
Alors, les nuages se morcelaient de part et d’autre du village. Miracle ! Bonnu était épargné tandis qu’à l’Aubier les femmes se lamentaient : l’orage était bien là, par la faute du maudit sonneur.
Eh bien… Sorcellerie ? Pas sorcellerie ?
Mais ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, les sorcières viennent nous rendre visite au moins une fois l’an.
Une Saint Luc parmi d’autres
Le 18 octobre 1890 fut un jour dont on se souviendra longtemps à Bonnu car non seulement c’était la fête de Saint Luc, mais aussi jour de bénédiction de la croix située sur le carroir de l’Aume, à l’entrée du village.
Cette croix, les habitants l’avaient voulue, ils en avaient payé la construction et aujourd’hui ils en étaient récompensés puisque l’archevêque de Bourges avait délégué un chanoine de la cathédrale qui allait faire office de bénisseur.
Non seulement tout le village était sur le lieu, mais aussi bon nombre de paroissiens aussi bien des communes avoisinantes que de Cuzion, sans compter les membres de la Confrérie de Saint Luc venus de beaucoup plus loin encore.
Le curé de Cuzion, flanqué de l’imposant chanoine, s’apprêtait à donner le « la » de la cérémonie quand on vit apparaître deux gendarmes à cheval. Ils sautèrent de leurs montures et se dirigèrent vers les deux ecclésiastiques qu‘ils saluèrent militairement. « Mille excuses pour le dérangement, Messieurs les curés, mais nous sommes ici pour de graves raisons » et, se tournant vers l’assistance, il posa cette question : « le dénommé Lioté Jean est-il parmi vous ? »
Alors Jean R’not – il n’était connu que sous ce sobriquet – sortit dignement de son rang et, d’une voix forte, déclara : C’est moi. »
Le gendarme enchaîna : « Au nom de la République française et du règlement militaire, je vous arrête pour insoumission ».
L’autre gendarme prit Jean R’not par un bras et le dirigea vers les chevaux restés en retrait.
La consternation, puis la colère, s’emparèrent de l’assistance. Quoi ? Jean R’not, le sonneur de cloche de la chapelle, un homme honnête, généreux, traité comme un malfaiteur au moment même où le représentant de Monseigneur allait bénir la croix, c’était insensé, du jamais vu disaient les femmes. Ce qui est certain, c’est qu’encadré par les deux gendarmes qui marchaient en tenant leurs chevaux par la bride, il quittait Bonnu pour Eguzon.
Les prêtres bénissaient tandis que bien des fidèles chuchotaient.
La cérémonie terminée, ce fut une longue mais triste procession qui fit retour vers la chapelle.
Il fallait éclaircir le mystère de l’arrestation de Jean R’not et cela ne prit pas grand temps. Son épouse, en larmes, déclara qu’une dizaine de jours auparavant il avait reçu une lettre dans laquelle on le convoquait le 17 octobre – donc la veille – à la caserne Charlier, à Châteauroux pour y effectuer une période. Des hommes s’exclamèrent : « Tout s’éclaire : ça c’est bien du Jean R’not ! », lequel avait bien un peu hésité entre devoir civique et religieux mais, très vite, il avait opté pour ce dernier.
Il y eut des échanges enflammés : pour les uns c’était un acte de courage, pour les autres une grave imprudence.
Les femmes, inquiètes, s’en mêlèrent : elles se souvenaient du sinistre événement de Paris, quelques années plus tôt. L’une d’elles osa même demander si on allait pas le fusiller. Mais non, on ne le fusillerait pas, disaient les hommes, quoique l’un d’eux avança tout de même qu’au pire on l’enverrait peut-être à la Calédonie.
De tels propos ne remontaient pas le moral. Heureusement l’épouse de Jean R’not ne les entendit pas.
En fait, les gendarmes le conduisirent au train. Il voyagea sous escorte et fut accueilli à Châteauroux par un peloton qui le conduisit à Charlier.
On le remit à un capitaine qui l’admonesta comme il convenait mais dont la conclusion peut paraître surprenante ; « Vous auriez dû signaler votre cas ; on aurait peut-être reporté votre période mais, malgré tout, je comprends car moi aussi je suis un bon chrétien » et d’après Jean R’not, il termina en souriant par : « Vous avez offensé l’armée, moi je vous pardonne. »
Jean R’not fit sa période et rentra à Bonnu où il fut accueilli par les plaisanteries des hommes tout en recueillant l’admiration des femmes.
La pierre de messe
Si la plupart des habitants de Bonnu connaissent l’existence de cette pierre, à peine cachée entre les arbres, combien savent pourquoi lui a été attribué le terme de « messe » ?
C’est une histoire bien simple, qui m’a été contée il y a fort longtemps par un de nos anciens, une des dernières mémoires du village.
La table dont il est question est un rocher très plat, en pente douce, aux arêtes rectilignes, qui se situe entre cinquante centimètres à un mètre au-dessus du sol selon la face que l’on consid§re et qui peut facilement évoquer une table de belles dimensions.
Il faut remonter aux temps lointains, quand les épidémies de peste ravageaient nos campagnes. Dans ces circonstances, peur et piété allaient de pair et Bonnu, loin de l’église paroissiale avait pourtant besoin de prières et de bénédictions.
Le prêtre ne souhaitaient pas s’approcher trop près du village malade ; alors la belle pierre bien plate, à distance très raisonnable, avait été consacrée et là, la messe pouvait être dite et chacun accomplir son devoir, prêtre comme paroissiens.
Enfin la peste se fit de plus en plus rare et disparut. La dame de Bonnu, en action de grâce, fit construire la chapelle dédiée au bon Saint Luc, patron des médecins et, pour ces raisons réunies, la pierre de messe redevient simple rocher.
La saucisse
Pendant la guerre de 1939-1945, les abords du barrage étaient occupés par les Allemands, et encore aujourd’hui, le promeneur attentif peut voir quelques vestiges de cette époque.
Les Allemands avaient disposé une série de ballons gonflables, arimés au sol par de gros câbles d’acir. C’était, disait-on, pour dissuader d’éventuels raids aériens.
On les appelait les saucisses.
Il arrivait qu’un de ces ballons rompît ses amarres. Alors, il filait à la manière d’un dirigeable, et nous, les enfants, suivions son vol, ébahis.
Souvent un sodat allemand surgissait, alors que le ballon avait déjà disparu : « saucisse, saucisse ? » interrogeait-il.
Nous restions muets, impressionnés et trop ignorants pour répondre : « Elle est partie du côté de Francfort ! »
Bonnu 1940 - 1944
Dans ces années là le village comptait 40 foyers avec, bon an, mal an, 140 habitants et 4 prisonniers de guerre. Si rien n’a changé sur la route du Couvent, l’entrée, sur celle de la Croix, se faisait au niveau de la première maison de droite, à une cinquantaine de mètres de la chapelle.
Ces routes étaient grossièrement empierrées, ce qui provoquait un effet de toboggan, tant pour les charrettes que pour les vélos, avec de beaux vols planés à la clé. A partir du château, il n’y avait plus qu’un simple chemin.
Sur la route de la Croix, à l’angle du sentier qui descend en direction du lac, il y avait une mare et une autre à l’angle des routes de Fougères et du Couvent. Elles servaient de patinoires quand il gelait et d’abreuvoirs le reste du temps. Ces lieux étaient particulièrement animés au retour des troupeaux où coups de cornes, cris et bastonnades s’entremêlaient.
Essentiellement agricole, le village, à quelques exceptions près, ne comptait que des fermes de petite, voire de très petite taille, dans lesquelles on pratiquait la polyculture, très souvent vivrière : fourrage, céréales, légumes alternaient. Les vaches fournissaient le lait et servaient d’animaux de trait. Deux chevaux, des ânes en assez grand nombre, des porcs, des chèvres et quelques troupeaux de moutons constituaient le cheptel. Les moutons étaient particulièrement prisés pendant ces années de restrictions : les femmes âgées en filaient la laine comme elles l’avaient fait couramment dans leur jeunesse et cela permettait de tricoter chaussettes et pull overs.
Poules et lapins fournissaient, avec le cochon qu’on salait, l’essentiel de la viande.
Les grains étaient moulus par le meunier des Couvieilles qui livrait la farine de blé au boulanger ; celle-ci, mêlée de recoupe, donnait au pain une couleur grise et un goût peu appréciés. On avait la nostalgie du pain blanc.
Chaque famille disposant d’un jardin les légumes jouaient un rôle important dans l’alimentation et puis, il y avait Alfred, le jardinier, chez qui on pouvaitse fournir en plants ou en produits qui manquaient.
Au cœur du village se tenait l’épicerie de Louise Villeneuve, attenante à la menuiserie-ébénisterie de son mari, Emile.
Un peu plus loin, en allant vers le château, Henri Labaye , en compagnie de Jacques, son fils, ne comptait pas ses heures de travail tant les commandes de sabots étaient fournies.
Sa femme, Fernande, tenait bistrot ; entre les habitués et les clients de la saboterie, c’était un va-et-vient que l’on retrouvait plutôt le soir, de l’autre côté de la route, chez le père Durand où officiait sa fille Paulette. Les anciens s’y plaisaient : ils en ont joué des manilles et des coinchées !
Au bureau de tabac, dont la route, qui en porte le nom, garde le souvenir, la Marie-Volette, une veuve de la guerre précédente, tenait elle aussi bistro. C’était le lieu de rendez-vous des fumeurs, mais aussi des priseurs et des chiqueurs.
A cette époque, il y avait encore quelques vignes et ce n’est pas par hasard qu’aujourd’hui, nous avons le chemin de la vigne à Bodat. Le vin qu’elles produisaient avait ses inconditionnels et je me souviens d’un habitué du café Durand passant sa commande : « Une chopine, Paulette, mais du vin d’la vigne ». C’était tout dire : de la vigne du patron.
Un métier particulier était celui des frères Carat, qui étaient fendeurs ; leur activité consistait à débiter, avec des scies de toutes sortes, des troncs d’arbres afin d’en tirer le merrain, ces planchettes qui servent à la confection des tonneaux.
On comptait peu d’ouvriers : quelques uns dans l’agriculture, qui se louaient dans d’autres villages et un o deux maçons qui travaillaient dans les entreprises voisines.
Le travail des champs se faisait de façon rudimentaire : la charrue était à soc unique, et foin comme céréales étaient bien souvent coupés à la faux mais cela n’entamait pas trop la bonne humeur même si les temps étaient particulièrement difficiles.
C’était le Bonnu animé par le va-et-vient des hommes, des femmes et de leurs animaux, par la présence bruyant des enfants se rendant à l’école ou en revenant, mais aussi, dérangé par le passage de deux soldats allemands dont la vue faisait se détourner les têtes.
Nénesse
Jusqu’à la fin des années 1940, Nénesse fut une figure inoubliable du village. Physiquement, il n’avait peut-être rien de remarquable, si ce n’était son imposante moustache noire qui lui barrait le visage et dont les pointes s’effilaient impeccablement, mais le physique ne fait pas tout. A cette époque, il avoisinait la cinquantaine et, très sociable, il racontait volontiers son histoire.
Après son service militaire il était « monté » à Paris où, à l’entendre, il avait touché à bien des métiers qu’il évoquait avec plein d’anecdotes. Tour à tour, ou parfois simultanément, il avait été goujat*, ouvrier maréchal-ferrant, apprenti-boucher, garçon-coiffeur et que sais je encore ! Modeste, il concluait souvent par la formule : « Eh oui, trente six métiers, trente six misères »
Un peu avant la guerre il était revenu vivre à Bonnu, marié et père de deux garçons.
Ses nombreuses connaissances « techniques » lui permettaient de travailler à droite et à gauche et, comme il ne manquait pas d’idées, il en eut une particulièrement intéressante.
C’était à la fin de la guerre, les Allemands avaient abandonné leurs cantonnements depuis un certain temps et un vent de liberté se mit à souffler. Alors Nénesse se dit que vu les restrictions imposées par le rationnement des denrées, il y avait quelque chose à faire.
Autrefois il avait été garçon-boucher ? Eh bien, là, il allait devenir boucher à part entière.
Tout était simple : il suffisait d’acheter un agneau ou un veau, ensuite le jardin ferait lieu d’abattoir, la bête serait découpée dans la pièce à vivre, quant à la vente, elle se ferait en deux temps : sur place pour les familles du village – ce serait le travail de l’épouse – et en tournées assurées par Nénesse lui-même ; pour cela un voisin prêterait son âne et sa voiture.
Rapidement les choses furent au point : abattage et découpe se faisaient dans le discrétion ; quant aux tournées, elles avaient fière allure. L’arrière de la voiture était habillé d’un drap de lit sur lequel reposait la viande et Nénesse, les guides dans les mains et la moustache au vent, partait fièrement à la conquête du marché.
En fait, quelques semaines passées et quelques bêtes abattues, le commerce se grippa. Les ménagères, après conciliabules devinrent réticentes à l’achat : cette viande non contrôlée était-elle saine ? On avait beau aimer Nénesse, il fallait être prudent. Et puis les quatre bouchers du coin n’apprécièrent pas, mais pas du tout, cette concurrence déloyale et le lui firent rapidement savoir.
Alors Nénesse comprit qu’il n’avait pas d’avenir dans la boucherie, mais qu’à cela ne tienne !
On réparait les dommages de guerre du côté de la Normandie. C’est alors que Nénesse se souvint sans doute qu’autrefois il avait été goujat* : eh bien si la boucherie ne répondait pas à ses espoirs, la maçonnerie serait sans doute meilleure.
Nénesse et sa famille montèrent dans le train en gare d’Eguzon…
Et voilà ! On ne l’a jamais revu…
*goujat : dans le patois local, signifie « apprenti-maçon »